vendredi 4 janvier 2013

Georges Artemoff et Lydia Nicanorova (par Philippe Blanchon)

Photographie de Marc Corigliano

Georges Artemoff

et Lydia Nicanorova


Le maquis est sans cesse en lutte contre la roche blanche.

Le maquis est roux et verdâtre comme des olives. La roche blanche soudain est coupée comme d’un couteau une motte de beurre que viendrait fouetter, surpris pas sa solidité, une mer apparemment sereine mais capricieuse. C’est, dominant la mer, Bonifacio. Extrême sud de la Corse, frontière imaginaire, tout autant que Constantinople est la frontière entre l’Occident et l’Orient, rigueur hellénique et baroque byzantin.

A chaque femme et à chaque homme correspondent d’autres êtres mais aussi une géographie. A y regarder de plus près on constatera aisément que les moments de bonheur véritablement vécus ont leurs êtres propres pour les accompagner et leurs lieux précis comme décors. Il faut voir ces lieux comme de véritables paysages dont les peintres, à travers le globe, et le temps, auraient tentés de restituer le catalogue exhaustif et poétique.

Le peintre, ici, a pu être heureux avec la femme qu’il adorait. Ce Cosaque de Rostov-sur-le-Don retrouvait là une mer nouvelle et avec elle ce sentiment d’être loin du monde qu’offre cette île avec ses rites et ses fraternités conséquentes.

Lydia, peintre de talent, s’est représentée elle-même dans une blancheur impressionniste avec ce hiératisme de l’icône et ce modelé si typiquement russe, plus subtile néanmoins que chez Iouri Annenkov ou Boris Grigoriev, dans une atmosphère qui pourrait être celle d’une toile de Victor Borissov-Moussatov dégagée de sa mélancolie.

C’est avec ce même modelé, cette fois avec le rougeoiement par lequel la chair apparaît sous cette lumière de quelque flamme proche, que lui la peinte dans ce qui est le plus ancien portrait d’elle qui nous est parvenu (1925). L’impressionnisme et le symbolisme s’y conjuguent encore, le visage et la main jaillissent d’un fragment de décors caucasien rouge, orange, vert, et du drapé en blanc de larges touches souples de la chemise. Ce n’est pas encore ce post-cézannisme des tableaux peints en Corse et plus tard avant le cubisme revisité de l’après-guerre, de l’après-Lydia.

Par temps clair on pouvait distinguer la Sardaigne. L’amitié d’un chien vaut bien celle de ces hommes accueillants, solides comme la corde qui permet de se laisser glisser de la petite maison surplombant la mer jusqu’à la petite barque qui y flotte comme sur un parquet de danse.

Lydia, pommettes hautes. Dans les portraits : des yeux légèrement en amande. Parfois, ces yeux se plissent, laissant deviner une douce sévérité et des préoccupations mystérieuses. Pressentiments, réminiscences ? Ces mystères sont sans patrie ni condition sociale. Néanmoins, quelque chose en elle d’obstinément russe.

C’est avec des poignées de couleurs des myriades de poissons soulevés de mer.

Les barques se regroupent en un docile troupeau au petit matin après les transhumances nocturnes vers les crêtes de mer.

Le port est comme un enclos sécurisant sous un éternel été qui s’insère l’hiver dans les natures mortes, le portrait des mains de l’aimée et les poissons géants.

Des oliviers, vieux Christs que des nœuds retiennent à chaque membre, hébergent des bruants qui surplombent la pleine.

Les amis russes sont là aussi comme si rien ne devait être totalement étranger. Déjà ces collines, ils les avaient reconnues, c’étaient bien elles, celles qui avaient peuplé son enfance et ses années d’hommes à naître. Collines que Staline, là-bas, va raser dans un temps à venir, poursuivant son travail méticuleux d’amputation : massacre de Dionysos autant que d’Apollon.

Les amis sont cinéastes ou peignent de grands cartons pour l’œil des caméras. Ils dînent en riant sous le regard de Lydia tenant une brassée de mimosas. Devant ce qui est un de ses plus beaux tableaux, le peintre sait, ce modèle privilégié aussi, ce moment d’intimité de l’atelier où l’amour se transcende par l’objet, non pas un prolongement de cet amour mais ce qui va devenir l’objet même, alors que tournoient paroles et rires autour d’eux. Ils rient à leur tour dans cet oubli nécessaire où tout se recompose.

Artemoff retrouve, dans ses tableaux peints en Corse, Kouprine, Machkov, Lentoulov, Falk, comme il semble que l’on retrouve les maisons « chaotiques » d’Alexandra Exter dans l’arrière-plan des dessins et de la Maternité de 1940.

1908. La patience est le ventre généreux du monde, la grande procréatrice. C’est ce qu’apprend le travail. Quelques traits maladroits aujourd’hui et demain cette même main sera capable de ce qui aurait été considéré hier comme un exploit de quelque dieu. Par l’étude on apprend la technique nécessaire à la pratique d’un art.

Ici comme la liberté.

C’est Moscou. C’est la capitale qui rivalise avec l’autre Capitale : Saint-Pétersbourg. Carrefour que traverse une infinité de flux. C’est l’étude, déjà la rencontre des merveilleuses confraternités, ceux de l’atelier et le géant Maïakovski.

Moscou, c’est déjà comme un rêve, toutes les grandes métropoles russes sont comme des hallucinations. Il n’est étonnant, alors, qu’elles aient engendré Lermontov, Dostoïevski, Biély… Raffinement au croisement des mondes et ferveur populaire. Le blanc et une infinité de gris sans présence de noir, au dehors. Alors que l’intérieur des êtres doit être fait des couleurs les plus purs et d’un noir de suie dont ils se parent pour que cela soit bien évident à tous et à chacun. Rondeur de pierres et places qui veulent être quelques souvenirs des plaines de par leur taille démesurée.

Rouge, vert, blanc, comme dans le portrait de 1925. Rouge, vert, blanc, comme les couleurs de l’histoire russe qui s’incarnent ici en un seul homme. Un Cosaque, chasseur de sangliers, dresseurs d’ours, de chiens, partageant sa table et son lit avec l’âne, monteur agile de chevaux ayant dans les yeux la douceur du Don et les collines infinies.

S’il a quitté la Russie pour Paris en 1913, il y retournera l’année de Révolution pour revoir sa mère et sa sœur.

Rouge, comme son enthousiasme premier pour cette révolution qui embrase le pays. Vert, comme sa volonté de liberté et d’indépendance viscérale qui le conduira à s’engager aux côtés des paysans luttant pour que les terres leur soient restituées comme dans le grand rêve de Tolstoï. Indépendance de Cosaque qui voit la machine bureaucratique naître de ces journées sanglantes et de la révolte légitime. Blanc, comme Marina Tsvetaieva, qui fut son amie, ayant compris où tout cela allait mener le pays, pressentant peut-être, après a disparition de son jeune frère à la chasse, la disparition de cette mère et de cette sœur dans les rouages inhumains de la machine soviétique.

Blanc, aussi peut-être, pour avoir à se réfugier à Constantinople et y rencontrer Lydia ?

Qui sera démêler les arcanes de la vie d’un homme ? Cela est-il nécessaire ? Tout ce semble-t-il pas absolument parfait ou alors cruellement dérisoire, et cela, sans étapes intermédiaires ? Les évidences qui font croire sans aucune difficulté aux voies de perception les plus irrationnelles comme aux faits les plus incroyables, n’est-ce pas cela qui corrige, seul, cette humiliation aperçue de la mort ici et ailleurs ?

La complexité même de l’univers s’incarne – en tous les cas le devrait – dans chaque destin humain. Lydia, maintenant, est près de lui.

Il y a les chemins de l’exil, la mère et la sœur dont on ne sait plus rien, pour lesquelles on pressent le pire, mais il y a les compatriotes rentrés au pays et broyés ; il y a, là-bas, les maîtres et leurs attentes. Artemoff se méfiera autant des soviétiques qu’il haïra leur art. La liberté c’est de refuser l’entrée des marchands à l’entrée des artistes, connaître la morale du Portrait de Gogol, voir le portrait du diable imprimé sur billets de banque thésaurisés, savoir enfin la contradiction nécessaire comme composant essentiel de la nature humaine.

1913. L’atelier de Modigliani fut le sien après la mort que nous savons de ce peintre qu’il ne cessera d’admirer, ainsi que Juan Gris. Il y découvrit des sculptures abandonnées et qu’il n’ait pas eu le temps de les mettre à l’abri avant qu’elles ne fussent volées lui donna, à vingt ans, une idée précise de ce qui peut se faire par avidité. Il y a aussi la rencontre des frères, ceux dont l’argent brûle les doigts, l’argent dépensé sans compter à régaler les amis, l’hospitalité de Zadkine. A l’atelier, le gentil italien de génie (qui fut l’ami d’Akhmatova) est absent et sera le criterium de l’engagement sacré envers l’art ; et en reste-t-il traces palpables dans ces pages de journaux, abandonnés là, étalés sur le sol avec leurs auréoles d’huile de lin et leurs éclats de peinture ? Fraternité montparnassienne, parnassienne de ces émigrés, Kikoïne, Pascin, Soutine…

Des sabots de la mémoire ceux qui soulèvent le plus de poussière ce sont ceux du remords caracolant sur nos prairies les plus enfouies. Parfois des mots mais il est plus nécessaire encore d’agir et, si les cicatrices ne s’en recousent pas davantage, agir offre l’illusion d’un oubli possible. Pourtant dans chacune de nos actions le poids de ce passé  se fait présent, involontairement, tout remonte à la surface comme les poissons sauteurs luttant contre le courant. C’est toujours soi que l’on dévoile même lorsque les masques nous semblent bien à leur place.

Le passé fut un présent vécu et des fantasmagories obsédantes. Le passé est un présent sans cesse recommencé, un présent dans un passé renouvelé qui devra savoir faire face au futur à chaque nouvelle étape, inlassablement.

L’amante quittera l’amant parce que la maladie l’exige ainsi à la veille d’une guerre nouvelle. La femme peintre, modèle, compagnon de vie, d’expositions, prend la barque pour le fleuve que nous savons avant de l’ignorer.

Tout reviendra à temps pour un dernier salut, il y a des dialogues que rien ne saurait interrompre. Tout ne sera qu’une longue attente désormais et le bonheur qui s’offrira encore à nouveau sera plus riche peut-être, plus fragile assurément, avec un je-ne-sais-quoi de dévasté.

Reprendre la course du temps sur l’échine d’un cheval demeurera le rêve le plus réel, les chiens riant à ses côtés.

Ce n’est pas le ciel blanc de la Toscane qui fait des feuilles des oliviers des feuilles d’argent, c’est bien le bleu limpide et triomphant qui blanchit ces feuilles derrière la maison, feuilles des oliviers qui ont posé, à tour de rôle, pour les deux peintres. Feuilles d’or des chênes. Feuilles d’icône. C’est ici aussi un pays de glands, de sangliers et ce frère mort là-bas l’attend déjà pour qu’ils aillent ensemble, ses cheveux blonds posés sur l’épaule forte de ce grand frère, comme vont à la mort les peuples, sauvages et libres, sacrifiés. 1964 : Les Cavaliers.

Lydia le fixe de tout son mystère, fixe cet autre mystère. Dans ses yeux à lui déjà cette trinité sacrée est gravée même prise encore dans les neiges et le sable doux du bonheur. 1964, un de ses derniers tableaux : L’enterrement du peintre. Sa mère, sa sœur, Lydia et le compagnon pour aller à a mort. Le tendre compagnonnage devant ces femmes pouvant être simultanément la présence tutélaire et féminine d’une Piéta.

1997

Georges Artemoff et Lydia Nicanorova - Bonifacio

Georges Artemoff et Lydia Nicanorova - Bonifacio

Lydia Nicanorova - Bonifacio



"Je chante la joie de pauvreté" de Malcolm Lowry


Je chante la joie de pauvreté, non celle que
Guerre insulte des ruines de son propre
Démon. Mais celle qui réjouit l’âme alors que
Tant de son domaine est perdu. Voici la ville
De celui dont le soudain mandat municipal,
Prix d’une longue familiarité avec le désastre,
Qualifie pour réajuster les morts.
Ici les idées cavalcadent, ici campent
Les hypocrites, les croque-morts et aussi, voyez,
Comme ils sont pitoyables, changeant d’apparence
Dont la tête pend, mélancoliques.
Et pourrais-je leur dire à chacun
Le bien pour l’âme à être récuré jusqu’aux os.
Les murs dénués de savoir, comme les arbres
De feuilles, c’est bien aussi, et la mer, moins liée
Plus libre et innocente quant aux navires
Ah, voir, toucher, sentir les pages d’un livre
Dont les mots menteurs ne peuvent éviter le sens
Fin mot de la poésie. Et du savoir aussi.
Qui sait ce que je ne dirai pas en ce dernier assaut
Mais personne n’écoutera mon chant ni ne l’écouta jamais.


(Traduction Franck Lehoux)
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jeudi 3 janvier 2013

Poèmes de Frank Samperi


Frank Samperi (1933-1991)
ami de Louis Zukofsky et de Cid Corman,
traducteur de Dante.


La nuit de ma mort
les feux lieront
le littoral
de quelque plage inconnue –

des enfants
   en toges

        courtes
   et bleues
chanteront mon chant funèbre
et des vagabonds inconnus
placeront mon corps
sur un radeau
  couvert de lis
  et d’algues –

et après qu'ils auront
attaché mon corps
avec une corde
   ils (les vagabonds)
et les enfants
feront

       dériver
   le radeau


(The Prefiguration, 1971)


le jour viendra
quand je serai sur un banc
à regarder la mer dehors

l’eau brillant     le ciel
unis dans la dissolution
du dispositif

***

à mon aise dans le bois
 en pente
le chemin de
           la maison

           de la
                  porte
jusqu’au
              lac

***

se retirant
de
     la mer
marchant
dans
     le bois
fixant

la rivière

l’artère

principale

(Letargo, 1980)



Pas une fenêtre
mais un miroir
fenêtre réfléchissante
légèrement ouverte
sur l’oiseau
sur une branche
à peine maintenant
la moindre feuille
et le jour
presque
gris

***

le vent revient
et avec lui
le blanc
des pigeons


(Traduction Franck Lehoux)
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